Francesco AQUECI
LE FONDEMENT NON-LOGIQUE DE LA NORME CHEZ PARETO
A Anna, qui devra apprendre à transformer les normes
Une approche empirique à la norme
Dans la Table analytique des matières que Pareto rédigea pour son Traité de sociologie générale (dès maintenant, cité avec le sigle TSG), le terme de norme n'existe pas . Et pourtant, l'intérêt qu'il porte à ce concept apparaît dès le début de cet ouvrage, au moment où il constate que «les hommes se donnent ordinairement certaines règles générales (morale, coutume, droit) dont dérive un nombre plus ou moins grand d'actions» (TSG: I, § 163). Cette activité normative est tributaire du discours, car c'est par le biais du discours qu'on crée les normes. Comme Pareto l'argumente, l'observation répétée que nous faisons dans le monde animal du fait que la poule défend ses poussins, nous amène à fixer «la notion d'une uniformité» (TSG: II, § 1690), que nous exprimons en disant que «la poule défend ces poussin», et cela en conséquence «d'un état psychique donné» (ibid.) qui est en elle. Dans le monde humain, les choses pourraient aller de même: par exemple, l'observation répétée qu'il y a des hommes qui se font tuer pour leur patrie, pourrait nous amener à poser que «les hommes (certains hommes) se font tuer pour leur patrie». Cependant, ici les choses sont compliquées par l'«emploi du langage par l'être humain» (ibid.), qui produit des faits qui ne peuvent être observés chez les animaux. En effet, tandis que les animaux se bornent à avoir certains comportements, les hommes «expriment par le langage certaines choses» (ibid.), comme, par exemples, Dulce et decorum est pro patria mori. Donc, la norme est tout d'abord une conséquence de la constitution naturellement linguistique de l'homme. Cela il ne faut pas l'entendre dans le sens que la norme est le reflet linguistique de principes pratiques pré-existants, comme le voudrais une certaine tradition philosophique . Comme on le verra mieux dans la suite, Pareto pense que les hommes recouvrent leurs actions d'un «vernis logique» (TSG: I, § 154). Pour lui, donc, le rapport entre les «principes pratiques» et la norme en tant qu'expression linguistique ce n'est pas motivé, mais bien arbitraire. D'autre part, il s'en prend aussi à ceux qui voudraient établir des rapports de cause à effet entre les expressions normatives et les comportements. Selon lui, alors, une approche correcte à la norme doit se contenter de constater qu'il y a des actes de dévouement pour la patrie et, au même temps, des expressions linguistiques qui approuvent ces actes.
Le degré zéro de la norme
Il y a qui pense que la question que Kant pose à la base de l'éthique: «Qu'est ce que je dois faire?», ne conduit pas trop loin. En se ralliant ici aussi à une certaine tradition philosophique, on pose alors que la question première de l'éthique ne concerne pas le devoir, mais le bien. Quoi qu'il en soit, Pareto, qui pourtant n'est pas du tout un kantien, est à sa manière plus proche de Kant que de ceux qui disent que le bien est la première question de l'éthique. En effet, comme le montre l'analyse qu'il mène du précepte (TSG: I, § 324 et sqq.; II, § 1400), il admet que l'éthique commence lorsque l'entité du «devoir» apparaît dans la formulation linguistique d'une norme. Le premier niveau de la norme est constitué par la formule «Fais cela». Cependant, le précepte pur est très rare. Plus fréquente est la formule «Tu dois faire cela», où, remarque Pareto, «il y a un petit, quelquefois très petit essai d'explication. Elle est contenue dans le terme Tu dois, qui rappelle l'entité mystérieuse du Devoir» (TSG: I, § 324). Comme on le voit, le «devoir» est conçu comme une entité qui "commande" la dissémination de formes linguistiques normatives dans le discours. A leur tour, les formes linguistiques normatives "commandées" (tu dois, etc.) sont conçues comme des seuils linguistiques qui ouvrent la voie aux explications et justifications dont se compose le véritable corpus de la morale. En linguistique, le terme de degré zéro «indique l'absence d'un trait formel ou sémantique dans un système où les unités se définissent les unes par rapport aux autres par la présence ou l'absence de ce trait. L'absence est alors aussi significative que la présence du trait; elle constitue un trait pertinent» (Dictionnaire Larousse de linguistique, sub voce). Dans un livre célèbre, R. Barthes a adopté déjà une fois ce modèle pour parler de l'écriture . Ici aussi, à propos du précepte pur, nous pourrions parler de degré zéro de la norme pour indiquer l'absence pertinente de tout élément linguistique qui explique ou justifie la norme elle-même. Cependant, comme nous le verrons dans la suite, chez Pareto le degré zéro a aussi le signifié supplémentaire de degré le plus fort de la norme: en effet, le pouvoir coercitif de la norme est inversement proportionnel à la prolifération d'explications et justifications qui éloignent du degré zéro. Pour Pareto, donc, le fait que le «devoir» soit le principe fondamental de l'éthique n'est pas un choix philosophique, mais relève de ce que l'observation du discours normatif nous atteste. D'autre part, le devoir, en tant qu'«entité mystérieuse» se manifestant linguistiquement, n'est pas glorifié, mais plutôt dévalué, puiqu'il ouvre la voie à ces explications et justifications qui affaiblissent la norme elle-même.
Le conditions socio-cognitives du discours normatif
Comme on le sait, une distinction fondamentale de la sociologie de Pareto est celle entre l'action logique et l'action non-logique. Dans l'action logique, modelé par Pareto sur la logique aristotélicienne de l'inférence, la conclusion d'une action logique est, à la fois, un fait de raisonnement et un but d'action: on adopte certaines prémisses sur lesquelles se base le raisonnement qui conduit a certaines conclusions. Comme les conclusions coïncident avec un cours d'action, si elles ne s'accordent pas avec la réalité, ou bien on va les changer, ou bien on les abandonne, voire on change le cours d'action. Dans l'action non-logique, qui est aussi, si l'on veut, une théorie de l'inférence dans la pensée ordinaire, la poursuite de buts d'action ne coïncide pas avec la conclusion d'un raisonnement. Tout d'abord, dans l'action non-logique les prémisses ne sont pas des propositions expérimentales, mais plutôt des «états psychiques» que nous connaissons ex post, au moment où nous remontons des manifestations discursives aux prémisses. En outre, le lien principal n'est pas entre les prémisses et le raisonnement, mais entre les prémisses, ou «états psychiques», ou résidus, et le but d'action. Le raisonnment perd ici la fonction de contrôle des prémisses qu'il avait dans l'action logique. C'est pour cela que Pareto ne parle plus de raisonnement, mais de dérivation. Si la structure de l'action logique est constituée alors par le triplet [prémisses -> raisonnement -> conclusion], celle de l'action non-logique est constituée au contraire par le triplet [résidus -> dérivation -> but], et les "lois" qui en gouvernent le fonctionnement forment ce que Pareto appelle la «logique des sentiments». Une de ces "lois" établit que si l'on détruit ou affaiblit le résidu dont procède la dérivation, le but aussi disparaît ou s'affaiblit. Pour l'illustrer, Pareto donne l'exemple suivant: «on a observé, aux Indes, que les indigènes qui se convertissent perdent la moralité de leur ancienne religion, sans acquérir celle de leur foi nouvelle et de leurs nouvelles coutumes» (TSG: II, § 1416). Il fait ensuite la suivante affirmation théorique: «dans les raisonnements scientifiques, grâce à des déductions rigoureusement logiques, les conclusions les plus fortes s'obtiennent de prémisses dont la vérification expérimentale est aussi parfaite que possible. Dans les raisonnements non-scientifiques, les conclusions les plus fortes sont constituées par un puissant résidu, sans dérivations» (TSG: II, § 1416). La coercition exercée par la norme est donc d'autant plus grand qu'est plus fort le lien entre le résidu et le but. On voit ici en quel sens on peut dire que l'absence pertinente de tout élément linguistique qui explique ou justifie la norme coïncide avec le pouvoir coercitif le plus fort de la norme. Comme Pareto le note, «le vulgaire est persuadé par son catéchisme, et non par de subtiles dissertations théologiques» (TSG: II, § 1416). Si la norme la plus contraignante est celle qui est linguistiquement non marquée, qu'en est-il alors des normes qui s'appuient sur des raisonnements discursifs? Leur fonction est-elle seulement d'expliquer et justifier la dyade [résidu -> but]? Tout d'abord, note Pareto, les subtiles dissertations théologiques, mais aussi un texte comme Le Capital de Karl Marx pour la grand masse des socialistes, ont l'effet indirect de renforcer le but auprès du vulgaire, et cela à cause de l'admiration que le vulgaire reserve à ces constructions discursives (TSG: II, § 1416). Comme on le voit, il s'agit de ce principe rhétorique bien connu suivant lequel le mot savant suscite le respect et l'admiration de celui qui écoute. En second lieu, les normes linguistiquement marquées servent à fonder ces univers multiples de croyances qui entreraient en collision s'ils n'étaient pas soutenus et délimités par les explications et les justifications. L'exemple que Pareto donne à ce propos éclaire bien ce point: «par exemple, les propositions suivantes paraissent contradictoires: on ne doit pas tuer - on doit tuer; on ne doit pas s'approprier le bien d'autrui - il est permis de s'approprier le bien d'autrui; on doit pardonner les offenses - on ne doit pas pardonner les offenses. Pourtant elles peuvent être acceptées en même temps par le même individu, grâce à des interprétations et des distinctions qui servent à justifier la contradiction» (TSG: II, § 1416). La fonction principale des raisonnements discursifs normatifs est donc de suspendre le principe de contradiction, de façon que «pour le même individu, dans le même esprit» puissent subsister ensemble des normes qu'une rationalité atemporel jugerait contradictoires. C'est ainsi que - remarque Pareto dans un texte antérieur au Traité, sur lequel nous reviendron d'ici peu - «de ce que l'ouvrier est égal au bourgeois, cela n'a pas pour conséquence, grâce à la logique du sentiment, que le bourgeois soit l'égal de l'ouvrier» . Je voudrais faire encore une remarque à propos de cette «logique des sentiments». Elle concerne la distinction que Pareto opère entre morale pratique et morale verbale, comme on peut le voir dans le passage suivant: «par exemple, les diverses sectes chrétiennes ont des doctrines sur les bonnes oeuvres et la prédestination, lesquelles, au point de vue logique, sont entièrement différentes et parfois même opposées, contradictoires; et pourtant ces sectes ne diffèrent en rien par la morale pratique. Voici un Chinois, un musulman, un chrétien calviniste, un chrétien catholique, un kantien, un hégélien, un matérialiste, qui s'abstiennent également de voler; mais chacun donne de ses actes une explication différente. Enfin, ce sont les dérivations qui unissent un résidu qui existe chez eux tous à une conclusion qu'eux tous acceptent» (TSG: II, § 1416). En d'autres termes, la morale pratique - ou, si l'on veut, l'ensemble des normes à leur degré zéro - a une existence trans-culturelle que la morale verbale offusque. Pareto semble s'approcher ainsi de la tradition philosophique qui affirme l'existence de certains principes pratiques dont les normes seraient un reflet linguistique. Mais, comme on l'a vu, il insiste aussi sur la différence, voire l'opposition, entre les diverses justifications de ces principes pratiques. Si son scepticisme linguistique est bien établi, il reste alors à voir dans quel sens on peut parler chez Pareto de l'existence et de la permanence d'une constitution morale au delà du discours.
Evolution et circulation sociale des normes
La suspension du principe de contradiction est valable dans un univers normatif statique. Si l'on insère la fonction du temps, alors les différentes normes peuvent entrer en collision et la contradiction devient percevable. C'est de cela que Pareto traite dans le second chapitre du Manuel d'économie politique, un aperçu de sa théorie sociologique dont certains concepts et notions sont exposés avec une clarté qu'ira un peu perdue dans le Traité. La faculté d'abstraction, Pareto écrit, «va en augmentant de bas en haut» soit dans le temps que dans l'espace (Manuel, cap. II, § 47, p. 74). Ce développement "commande", pour ainsi dire, la distinction des différents «sentiments» ou «principes d'action». A un niveau bas de développement, les «sentiments» ou «principes d'action» demeurent confondus les uns avec les autres, et cela fait que certaines croyances religieuses ou certaines normes morales, quoique parfois complètement opposées, peuvent coexister dans un même esprit. Ainsi, par exemple, «dans l'esprit des anciens Grecs se mélaient, sans se heurter, les aventures scandaleuses de leurs dieux et des principes de morale assez purs. Dans une même intelligence, se trouvaient la croyance que Kronos avait, avec une faux dentelée, coupé les parties viriles de son père Uranus, et la croyance que les dieux repoussaient l'homme qui avait insulté son vieux père» (Manuel, cap. II, § 48, p. 75). Mais quand, à cause d'un niveau plus haut de développement de la faculté d'abstraction, les différents «sentiments» ou «principes d'action» deviennent plus indépendants, alors «cette coexistence devient déplaisante, douloureuse, et l'homme cherche à la faire disparaître, en supprimant ces contradictions, qu'il découvre seulement alors» (ibid.). Ainsi, à l'époque de Platon, «le contraste était devenu aigu, et l'une de ces croyances était sur le point de chasser l'autre» (ibid.). Remarquons tout d'abord qu'il est possible de substituer, dans ces passages, aux termes de «sentiment» ou de «principe d'action», celui de norme, sans que cela change beaucoup la signification ici. Nous reviendrons dans la suite sur ce point. Ensuite, en ce qui concerne la contradiction, le fait de sa perception est l'indice de l'évolution des normes. D'autre part, le développement de la faculté d'abstraction favorise à la fois l'apparition de ce que Pareto appelle le «raisonnement sceptique» (Manuel, cap. II, § 55, p. 85), et l'affaiblissement des sentiments, ou des principes d'action ou des normes. Au point de vue évolutif, donc, le degré zéro de la norme correspond au niveau le plus bas du développement de la faculté d'abstraction, à l'époque où le raisonnement sceptique ne s'est pas encore manifesté. Mais quel rôle joue-t-il la notion de raisonnement sceptique dans la théorie sociologique de Pareto? A ce propos, le passage suivant du Traité est important: «habituellement, les auteurs s'indignent et se plaignent parce que, dans les Nuées, Aristophane nomme Socrate. Ils peuvent avoir raison au point de vue éthique; ils ont tort au point de vue logico-expérimental des doctrines, et à celui de l'utilité sociale. Il est bien vrai que Socrate, comme le dit Aristophane, et que Platon surtout, visaient à détroner le Zeus de la tradition mythologique, pour donner le pouvoir aux Nuées de leur métaphhysique. [Š] Au point de vue de l'utilité sociale, il est manifeste que de cette façon on ébranle les fondements des actions non-logiques sur lesquelles repose la société» (TSG: II, § 2348). Or, à l'époque de Pareto, ce principe théorique du fondement non-logique de la société ruiné par le raisonnement sceptique, illustré a partir d'exemples tirés de l'histoire grecque, a une étrange circulation dont il vaut la peine de signaler le parcours. Je me réfère en particulier à ce que Pierre Bovet (1878-1964), psychologue suisse actif entre Neuchâtel et Genève, est en train d'élaborer autour du sentiment de respect dans la même période où Pareto conçoit sa sociologie. La thèse de Bovet, pour lequel le respect est un sentiment mixte de crainte et d'amour que l'inférieur ressent pour le supérieur, est que «le grand ennemi du respect et des inhibitions ancrées dans l'individu par les usages et la tradition, [est] le raisonnement; le raisonnement utilitaire en particulier» (Le respect, confèrence tenue à Neuchâtel le 13 février 1913, publiée ensuite in Le sentiment religieux et la psychologie de l'enfant, Delachaux & Niestlé, Neuchâtel, 1925, 2e éd. 1951, p. 160). Et pour illustrer ce point, il écrit: «Xénophon a beau nous rapporter les entretiens dans lesquels Socrate démontrait aux jeunes gens leur devoir d'être reconnaissants envers leurs parents; en leur enseignant que "le bien c'est l'utile", en soumettant à la critique de son rationalisme les usages et les traditions d'Athènes, il ruinait en eux les fondements du respect pour tout ce que les bourgeois athéniens jugeaient respectable. Et, sur ce point, son oeuvre coïncidait avec celle des sophistes» (ibid.). Et voilà sa conclusion: «L'effet social du respect est, essentiellement, d'assurer la continuité [sociale]» (ibid.). Or, il est vrai que Bovet parle de «raisonnement utilitaire», à la différence de Pareto qui parle de «raisonnement sceptique». Mais il s'agit, il me semble, d'une simple différence terminologique: tous les deux, en s'appuyant sur le même exemple historique, la vie de Socrate dans le cadre de la décadence athénienne, veulent affirmer que la société repose sur un fondement non-logique qui ne tolère pas l'action corrosive de toute forme d'intellectualisme. Mais il y a plus. Le respect, tel qu'on l'a vu defini par Bovet, c'est-à-dire comme un sentiment mixte de crainte et d'amour que l'inférieur ressent pour le supérieur, joue un rôle chez Pareto aussi pour assurer l'équilibre social, c'est-à-dire ce que Bovet appelle d'une façon sommaire la «continuité» sociale. En effet, au moment où Pareto, dans le Traité, parlera des sentiments qui assurent l'équilibre social, il indiquera, du côté des supérieurs (ou gouvernants), les «sentiments de protection et de bienveillance», et, du côté des inférieurs (ou gouvernés), ceux de «sujétion, d'affection, de respect, de crainte» (TSG: I, § 1156) ‹ comme on le voit, la même constellation de sentiments que chez Bovet. D'autre part, Pareto ira plus loin, et n'admettra pas que cette relation affective unilatérale puisse évoluer. En effet, ou bien elle demeure telle quelle, ou bien, au moment où elle est attaquée par le raisonnement sceptique, elle se dissout, et alors la force vient remplacer l'oeuvre de cohésion sociale qu'elle assurait. En conclusion de ce petit voyage en Suisse romande, je voudrais faire deux remarques. La première a trait au fait que cette élaboration autour de la notion de raisonnement sceptique et du sentiment de respect, qui chez Pareto et Bovet demeure entre sociologie et psychologie sociale, sera reprise par Piaget dans ses propres recherches psycho et sociogénétiques. En particulier, Piaget insistera, contre Pareto et tout en développant les intuitions de Bovet, sur l'évolution possible de la relation affective unilatérale dans la direction de la réciprocité . Je reviendrai sur ce point tout à la fin de cet article. La seconde remarque est que Pareto, en concevant la relation gouvernants-gouvernés ou bien en termes psychologiques (constellation affective du respect) ou bien en termes de force, vient se situer sur un terrain, pour ainsi dire, non hobbésien, qui n'admet pas de notions formelles comme celle d'autorité légitime ou de loi comme ordre autorisé.
Fond et forme des normes, et le problème de leur legitimité politique
La notion de raisonnement sceptique permet à Pareto de proposer aussi un modèle de circulation du discours normatif. Sa thèse, exposée dans un passage que, bien que très étendu, il vaut la peine de lire en entier, est que l'emploi du raisonnement sceptique «affaiblit chez les classes supérieures les sentiments religieux et en même temps les sentiments moraux, quelquefois aussi ceux du patriotisme, et alors apparaissent les cosmopolites; en général on peut dire que diminuent également beaucoup de sentiments non logiques. Le mouvement s'étend petit à petit aux classes inférieures; puis il provoque chez celles-ci une réaction qui fait revivre dans ces classes inférieures les sentiments religieux et les sentiments moraux, souvent aussi les sentiments de patriotisme. Ce sentiment, né ainsi chez les classes inférieures, s'etend petit à petit aux classes supérieures, chez lesquelles les sentiments religieux acquièrent une nouvelle vigueur. Et ensuite, de nouveau, ces sentiments s'affaiblissent, tout comme s'étaient affaiblis les anciens. On recommence un cycle semblable à celui que nous venons de décrire. C'est ainsi que se produisent ces variations rythmiques qui ont depuis longtemps été observées dans l'intensité des sentiments religieux» (Manuel, cap. II, § 57, pp. 87-88). Ce modèle, dont on pourrait parler aussi comme d'une théorie politique du changement rythmique des sentiments normatifs, a un fondement, pour ainsi dire, sémiotique qu'il faut souligner: «il ne faut pas oublier que nous parlons des sentiments, et que nous ne devons pas les confondre avec la forme que ces sentiments peuvent revêtir. Il arrive souvent que la réaction populaire, tout en revivifiant, en exaltant les sentiments religieux, leur donne une nouvelle forme; ce n'est pas alors l'ancienne ferveur religieuse qui reparaît, mais une foi nouvelle» (Manuel, cap. II, § 59, p. 88). Donc, quand on parle de normes, il faut distinguer le fond des sentiments dans lequel elles sont ancrées, et la forme de leur revêtement discursif . Cela explique pourquoi chez Pareto les termes de sentiment, de principe d'action et de norme peuvent être considérés comme équivalents: il s'agit de regards différents dirigés sur une même realité. En particulier, la norme apparaît comme un événement discursif ancré dans un sentiment . Cette définition comporte deux conséquences. La première est que la norme, en tant qu'événement discursif, induit la trasformation d'un équilibre précédent. Cela est un point de vue que, de façon tout à fait autonome, a été repris par G.H. von Wright, au début des années soixante . La seconde conséquence est que Pareto va plus loin que von Wright, parce qu'il fait intervenir les sentiments. C'est une direction qui indéniablement présente le risque d'une dérive irrationaliste. Cependant, elle peut aussi frayer la voie à une considération plus fine de la genèse de la norme. Mais revenons au raisonnement sceptique, grâce auquel il y a une circulation entre le 'haut' et le 'bas' social qui produit des variations fréquentes dans la forme des normes. A ce propos, Pareto écrit: «d'ordinaire les sentiments sont battus en brèche et affaiblis par le raisonnement dans les classes supérieures, et ce n'est qu'indirectement que, plus tardivement, ce mouvement s'étend aux classes inférieures. Il change souvent alors de caractère et de forme; le raisonnement sceptique des classes supérieures peut, dans les classes inférieures, être l'origine d'une foi nouvelle. Inversement les sentiments des classes inférieures agissent sur l'esprit des classes supérieures, qui les trasforment en raisonnement pseudo-scientifiques» (Manuel, cap. II, § 55, p. 85). Comme on le voit, ici le raisonnement sceptique apparaît aussi comme un instrument sémiotique dont on exploite, pour ainsi dire, la puissance paraphrastique et interprétative. En tant que tel, il constitue alors le principe dynamique entre le fond stable des sentiments normatifs et la forme variable des discours normatifs. Sur ce modèle de circulation du discours normatif se fonde l'interprétation que Pareto donne de faits historiques comme, par exemple, la réforme protestante, la révolution anglaise, la révolution française. En ce qui concerne particulièrement la révolution française, il se demande si la cause de la révolution a été l'oppression exercée par les classes supérieures sur les classes inférieures, c'est-à-dire la rigueur excercé par la norme à son degré zéro. Pareto attribue cette thèse à Tocqueville, chez qui il croit trouver ensuite une contradiction quand ce dernier affirme que la révolution française «n'a pas éclaté dans les contrées où ces institutions, mieux conservées, faisaient le plus sentir au peuple leur gêne et leur rigeur, mais, au contraire, dans celles où elles les lui faisaient sentir le moins; de telle sorte que leur joug a paru le plus insupportable là où il était en réalité le moins lourd» (L'ancien régime et la révolution, Paris, Lévy, 1877, 8e éd., pp. 44-45). Cependant, l'extrapolation que Pareto opère de ce passage, ne rend pas justice à Tocqueville. En effet, Tocqueville pose, en historien, le problème hobbésien de la légitimité politique de la norme: aussi longtemps qu'elle est considérée comme utile au maintien de la paix, elle demeure respectée, indépendamment de sa rigueur. Dès que ce jugement change, on cherche par tous les moyens à s'y soustraire . Mais un thème de ce genre ne peut pas trouver beaucoup d'écho chez un non hobbésien comme Pareto, qui souligne le fait que l'exécution d'une sentence capitale par un gouvernement, sera toujours jugée par quelqun comme un assassinat (TSG: II, § 1552). En d'autres termes, l'«abstraction métaphysique» du «contrat social» (TSG: II, §§ 1503-1509), avec lequel on cherche à résoudre le problème de la légitimité politique de la norme, ne tient pas compte de ce que l'observation empirique nous montre, à savoir que les sociétés sont parcourues par des fractures communicatives souvent infranchissables.
Le fondement biologique de la morale
Pourquoi ne doit-on pas voler? Un partisan du contrat social pourrait répondre: on ne doit pas voler parce que l'individu qui vole endommage la société, et en tant que membre de cette société, il endommage soi-même. Mais, nous objecte Pareto (TSG: II, § 1496), cet individu que nous cherchons à persuader de ne pas voler, en lui faisant remarquer les dommages causé à la société par le vol (dépenses pour la justice, pour les magistrats, pour les prisons, manque de securité, etc.) et donc à lui-même en tant que membre de la société, pourrait à son tour nous répondre: mais l'avantage direct qui me vient du vol est plus grand que le dommage indirect que j'éprouve comme membre de la collectivité. Et après tout, qui peut m'assurer que, si je m'abstiens de voler, les autres s'abstriendront aussi? En outre, il peut également être vrai que si tout le monde volait, le dommage indirect l'emporterait sur l'utilité directe; mais je ne désire nullement que tous volent; je désire, au contraire, fortement que tous soient honnêtes et moi seul voleur. Cependant, dans sa critique des multiples «abstractions métaphysiques» qui, en éthique ou en théorie de la politique, se réclament d'un quelconque «vincolo razionale autoimposto» , Pareto ne s'est pas borné au sarcasme. Il a cherché à rendre compte de ce champ de problèmes au moyen du concept d'utilité (TSG: II, § 2111 et sqq.), mais il a estimé de devoir s'arrêter devant quelque chose que ses présupposés «logico-expérimentaux» lui faisaient considérer inexplicable, à savoir l'état psychique non-logique. Cela, on le voit bien dans la dernière distinction que Pareto propose au sujet du concept d'utilité, c'est-à-dire la distinction entre l'utilité objective et l'utilité de celui «qui se laisse guider par le sentiment» (TSG: II, § 2117). Un homme qui va à la guerre et qui ignore s'il laissera sa vie sur un champ de bataille ou s'il reviendra chez lui, agit poussé par des considérations d'utilité individuelle, directe ou indirecte, puisqu'il compare l'utilité probable, au cas où il reviendrait sain et sauf, avec le dommage probable, au cas où il mourrait ou serait blessé. Mais ce raisonnement, remarque Pareto, ne s'applique plus «à l'homme qui va à une mort certaine pour la défense de sa patrie. Il sacrifie délibérément son utilité individuelle à l'utilité de sa nation» (TGS: II, § 2118). Or, est-ce que l'homme accomplie ce geste extrême à cause du respect pour une norme qui veut qu'il soit attrayant et honorable mourir pour sa propre patrie? La plupart du temps, Pareto répond, «l'homme accomplit ce sacrifice par une action non-logique», comme il est le cas pour les animaux, «dont beaucoup, poussés par l'instinct, se sacrifient pour le bien d'autres sujets de leur espèce» (TSG: II, § 2119). Et d'une façon encore plus saillante, il avait déjà écrit dans le Manuel: «l'instinct de sociabilité est certainement le principal d'entre les faits qui déterminent les maximes morales générales. Nous ignorons pourquoi cet instinct existe chez certains animaux, et n'existe pas chez d'autres; nous devons par conséquent le tenir pour un fait primitif, au-déla duquel nous ne pouvons pas remonter» (Manuel, II, § 81, p. 99). Voilà donc en quel sens on peut parler chez Pareto de l'existence et de la permanence d'une constitution morale au delà du discours: il ne s'agit pas de rechercher dans la nature de l'homme les structures du bien que le discours reflète, mais plutôt de voir sur quel fondement naturel, au sens biologique du terme, les normes reposent.
Vers une conception pragmatique de la morale
L'idée d'un fondement biologique de la morale s'expose, cependant, tout naturellement à l'objection suivante: si la morale est un instinct, pourquoi elle doit être imposée?
Certains repondent à cette question en posant une différence entre l'instinct, qui serait rigide et determiné, et la pulsion, qui serait "diffusée" et indeterminée, et conçoivent la morale comme un supplement culturel qui canalise la pulsion de sociabilité ou de co-appartenence .
Cependant, ce faisant, on se borne à deplacer le problème. En effet, d'où vient-il ce supplement culturel qui canalise la pulsion de sociabilité? Comment arrive-t-on à l'imposer?
Je crois qu'une reponse plus persuasive à ces questions nous a été offerte par Jean Piaget, avec ses recherches sur le sentiment de respect et sur la genèse du devoir chez l'enfant, auxquelles je fait allusion plus haut. Il est bien connu le point de vue anti-vertuiste, partagé par Pareto mais aussi par un auteur tel que Mandeville, selon lequel l'homme obéit à la norme seulement dans le but d'obtenir les louanges de ses semblables et en enfuir les blâmes - bref, pour satisfer le sentiment «naturel» de l'orgueil. Le passage de l'orgueil à la vertu serait ainsi le passage de la felicité naturelle à la coercition culturelle.
Or, Piaget a montré que l'enfant respecte les consignes qu'on lui donne principalement parce qu'il conçoit la règle imposée par l'adulte comme sacrée et inviolable. En d'autre termes, ce n'est pas le sentiment naturel de l'orgueil qui fonde la morale, mais le rapport social particulier qui lie l'enfant à l'adulte. Seulement plus tard, quand le respect évolue vers la réciprocité, la norme est aperçue comme un fait, à la fois, de conscience, et qui comporte un contrat social.
De cette approche à la morale qu'on pourrait provisoirement appeler de "pragmatique", je voudrais souligner, pour conclure, trois aspects: 1) la morale est conçue comme un rapport social gouverné par les trasformations propres au sentiment de respect; 2) le fondement non-logique de la morale n'est pas nié, mais il est identifié avec les rudiments d'un rapport dès le début culturel; 3) la norme rationelle est envisagée non pas comme une «invention» (Mandeville) des gouvernants pour asservir les gouvernés, mais comme un produit inscrit dans l'évolution même des rapports moraux.