Pubblicato in A. Berrendonner, D. Mièville, (éds.), Logique, pensée, discours. Essais en hommage à Jean-Blaise Grize, Bern, Peter Lang, 1997, pp. 313-323.


Francesco Aqueci,

Vers une sémio-éthique



1. Rapports de force

En logique naturelle, on reconnaît qu'«il existe indéniablement des rapports de force entre les interlocuteurs» (Grize, 1996, p. 62). Cependant, on cherche à traiter la relation entre ce fait social et le discours de façon non mécanique: «sans vouloir en diminuer l'importance, je pense qu'il convient de prendre en compte la part que joue l'activité discursive elle-même dans l'élaboration de la situation» (ibid.). A la suite de Bachtin, on pose alors que «la situation entre dans l'énoncé comme un constituant nécessaire de sa structure sémantique» (ibid.). Mais comment analyser ce constituant? Bachtin lui-même nous offre des suggestions que je voudrais ici rappeler. Je me réfère à l'opposition qu'il établit entre ce qu'il appelle le discours autoritaire et le discours intérieurement persuasif.

Selon Bachtin, le discours autoritaire (qui peut être un discours religieux, politique, moral, le discours du père, des adultes, des maîtres) exige de la part de ses destinataires une acceptation sans condition, indépendamment de sa force persuasive intrinsèque. Il demeure distant, et il est lié au passé hiérarchique. Il n'entretient aucun rapport dialogique avec les autres discours, ne se confond pas avec eux, reste distinct, compact, inerte; sa structure sémantique est rigide, achevée et univoque; son sens satisfait à la lettre et est comme pétrifié (Bachtin, 1934-35, pp. 150-151). A l'inverse, le discours intérieurement persuasif suscite la pensée autonome, car il organise la masse de nos mots de l'intérieur. Par rapport aux autres discours, il ne reste pas dans un état de séparation et d'immobilité. Il ne fait pas l'objet d'exégèses, comme c'est le cas du discours autoritaire, en particulier du discours religieux (Bachtin, 1934-35, p. 159); il est plutôt librement développé par nous. Le discours intérieurement persuasif est également créatif. Sa structure sémantique n'est donc pas achevée et univoque comme celle du discours autoritaire, elle est au contraire ouverte et toujours susceptible de découvrir des nouvelles possibilités sémantiques (Bachtin, 1934-35, p. 154).

Ainsi donc, selon Bachtin, c'est à travers les modalités sémantiques du discours autoritaire et du discours intérieurement persuasif que les rapports de force s'inscrivent dans le discours. Dans son analyse, cependant, Bachtin laisse dans l'ombre la dialectique qu'il y a entre ces deux modalités. Il se borne à affirmer que «le discours autonome, responsable et efficace est le caractère essentiel de l'homme éthique, juridique et politique» (Bachtin, 1934-35, p. 158). Bref, il fait preuve sur ce point d'une sorte de profession de foi rationaliste. Ce que je voudrais soutenir ici c'est que, dans l'activité discursive, le discours intérieurement persuasif ne s'oppose pas au discours autoritaire comme un produit s'oppose à un autre produit, mais qu'il est plutôt le résultat d'un processus de construction génétique.

2. Respect

Les sophistes ont-ils abusé des rapports de force existant entre eux et leurs interlocuteurs? Selon Grize, l'affirmer serait «oublier qu'ils ne prétendaient se servir que du discours et que, même si leurs interlocuteurs étaient souvent moins habiles qu'eux, ils n'en étaient pas moins leurs égaux en droit», et qu'en conséquence «aucune contrainte ne les empêchait de tenir des contre-discours, fût-ce en leur for intérieur» (Grize, 1996, p. 6).

Au début de ce siècle, un psychologue et philosophe neuchâtelois pratiquement oublié aujourd'hui, Pierre Bovet, avance sur cette question un point de vue complètement opposé. Selon lui ce sont non seulement les sophistes, mais Socrate lui-même, qui peuvent être accusés d'avoir abusé des rapports de force discursifs. Certes Xénophon nous rapporte des entretiens dans lesquels Socrate démontrait aux jeunes gens leur devoir de reconnaissance envers leurs parents. Mais, en leur enseignant que "le bien est l'utile", en soumettant à la critique de son rationalisme les usages et les traditions d'Athènes, il ruinait en eux «les fondements du respect pour tout ce que les bourgeois athéniens jugeaient respectable. Et, sur ce point, son ¦uvre coïncidait avec celle des sophistes» (Bovet, 1913, p. 160).

Partant de ce jugement historique, Bovet développe une réflexion sur le concept de respect, qu'il est intéressant aujourd'hui encore de rappeler. Le respect, affirme-t-il, a des effets multiples. Au niveau de l'individu, il agit en stabilisant les croyances; au niveau des collectivités, et notamment de la société, son effet est d'assurer la continuité. Vilfredo Pareto, le sociologue italo-suisse qui, à la même époque, menait sur ce thème une réflexion analogue, aurait dit qu'il en assure l'équilibre. Dans la famille, le respect soumet les jeunes aux vieux. Au niveau de l'État, enfin, il empêche les brusques révolutions.

Mais sur quelles forces s'appuie le respect dans ces multiples tâches? Selon Bovet, le respect est tout d'abord un sentiment. Ensuite, il s'attache à des personnes, que ce soit les parents, les éducateurs, les gouvernants. Pour cette raison il est apparenté à l'amour: nous respectons et nous aimons toujours quelqu'un. Mais le respect est aussi inhibiteur. Il n'est pas créateur de forces, comme la joie, ou explosif, comme la colère. A cet égard ou peut le rapprocher de la peur. En empruntant avec une admirable modestie à d'autres (Rollin) une conclusion qui était déjà parfaitement contenue dans son argumentation, Bovet affirme alors que le respect «renferme deux choses, la crainte et l'amour, qui se prêtent un secours mutuel, et qui sont les deux grands mobiles, les deux grands ressorts de tout gouvernement en général» (Bovet, 1913, p. 155).

Ceci nous ramène aux sophistes. En effet, dans les rapports de force entre les sophistes et les jeunes athéniens, on peut dire que ces derniers n'étaient pas, en droit, dans une situation de contrainte. Mais ils étaient dans la contrainte pour ainsi dire "spontanée" du respect. Le discours des sophistes, et surtout celui de Socrate, les poussait à briser cette contrainte, ce qui, selon Bovet, aurait causé la rupture de l'ordre social. Pour échapper à cela, leur contre-discours éventuel aurait dû consister dans la défense du respect, c'est-à-dire de la situation de contrainte "spontanée" dans laquelle ils étaient enfermés. Bref, les sophistes, et surtout Socrate, ne méritent pas l'exécration dont ils ont fait l'objet (Grize), mais, d'une part, adhérer à leur discours aurait conduit à la dissolution de l'ordre social (Bovet), et, de l'autre, le refuser aurait comporté d'accepter la contrainte du respect.

Y a-t-il une échappatoire à ce dilemme? La clef est peut-être dans le respect tel que Bovet le caractérise. Pour Bovet, on l'a vu, la valeur suprême est la stabilité, la continuité, la soumission, la hiérarchie. L'ordre social est figé, il n'admet pas de changement. On ne peut sortir du respect qu'à la condition d'en adopter un autre: «critiquer un respect, c'est découvrir un respect plus grand et consentir celui-ci» (Bovet, 1913, p. 168). Le seul dynamisme admis est le passage d'une soumission à une autre, jusqu'à à ce que Bovet appelle le «respect ultime», sorte de sentiment indiscutable fondé sur l'amour (Bovet, 1913, p. 168). On le voit, il s'agit là d'une position extrême, qui en faisant une part importante au sentiment, accepte explicitement d'ancrer l'ordre social dans l'irrationnel (Bovet, 1913, p. 163), et de confier à la raison la tâche auxiliaire d'évaluer et de sérier les différents respects (Bovet, 1913, p. 166). Quant au «raisonnement» (c'est-à-dire le discours), sa seule fonction sera de stabiliser les croyances: «toutes les sociétés sont intéressées au respect: les tribus primitives l'assurent par les cérémonies d'initiation, l'Église par l'instruction religieuse, les républiques démocratiques par l'école gratuite et obligatoire» (Bovet, 1913, p. 161).

3. Transformations

Nous venons de voir que pour Bovet, les seules transformations sont celles qui mènent d'un respect à un autre, sans que ce processus soit influencé ou dirigé par la raison discursive. Tout se passe au niveau de ces «intuitions profondes» que la raison n'arrive pas à déceler (Bovet, 1913, p. 163). Ainsi, chez Bovet, le discours oscille entre l'ineffable et la répétition pédagogique. Or la décadence d'Athènes est un fait incontestable, mais la thèse de Bovet selon laquelle les dialogues des sophistes avec les jeunes athéniens en ont été la cause, cette thèse reste à démontrer. Comme Platon nous le rapporte, Socrate tenait sur bien des aspects un contre-discours à l'endroit des sophistes, et il enseignait à ses concitoyens de conserver le respect dans lequel ils avaient été élevés. Les choses sont donc un peu plus compliquées que ne le représente Bovet. Toutefois, il est non moins vrai que Socrate, dans son appel au "démon" de l'autonomie de la conscience, fournissait à ses interlocuteurs tous les moyens de se libérer de la contrainte du respect, en tant que soumission.

La question est alors de prendre en compte les transformations qui conduisent, non pas d'une soumission à une autre, d'un discours autoritaire à un autre, mais plutôt du niveau "profond" du respect dont parle Bovet, au niveau de la conscience autonome avec lequel Socrate nous a familiarisés. Il s'agit d'une perspective qui, d'une part, se soustrait à l'irrationnel sans pour autant le démoniser, d'autre part conçoit la raison comme un processus de construction qui plonge ses racines dans le sentiment. On a souvent vu en Piaget un pur cognitiviste qui ne fait place qu'avec regret au sentiment. C'est pourtant lui qui, dans ses recherches sur la genèse du jugement moral chez l'enfant, a ouvert cette perspective. Ce qui est toutefois intéressant, c'est que son point de départ a justement été le concept de respect tel que Bovet l'a développé. Je vais donc maintenant brièvement reconstruire ce parcours, sans insister sur le côté historique et en me centrant plutôt sur les aspects théoriques. Dans le Jugement moral chez l'enfant, Piaget se sert heuristiquement des règles d'un jeu (le jeu de billes) pour décrire et expliquer le fonctionnement des normes morales chez l'enfant.

L'observation de la pratique du jeu et le colloque avec les enfants amène Piaget à poser la distinction entre la conscience de la règle et la pratique de la règle, entre le jugement moral théorique et le jugement moral pratique. Le jugement moral théorique est celui que l'enfant exprime pendant le colloque. Le jugement moral pratique est celui qui sert à l'enfant de guide dans son comportement moral effectif. Le problème est de voir dans quelle mesure il y a coïncidence entre ces deux jugements. L'hypothèse de Piaget, au reste bien connue, est qu'entre le jugement théorique et le jugement pratique il y a un décalage temporel: le premier se manifeste avec du retard par rapport au second, en guise de prise de conscience des produits déjà réalises dans la pensée concrète. Brièvement, on pourrait dire que cette prise de conscience est réglée par deux "lois". La première stipule que ce qui est le premier sur le plan de l'action est le dernier sur le plan de la prise de conscience.

En posant cela, Piaget, qui ainsi rejoint une intuition de Kant (1798: 143), peut rattacher la notion de bien moral à ses racines affectives profondes: «la notion du bien, qui en général (et en particulier chez l'enfant) apparaît après la notion du devoir pur, constitue peut-être la prise de conscience finale de ce qui est au contraire la première condition de la vie morale: le besoin d'affection réciproque» (Piaget, 1932, p. 143). La seconde "loi" veut que la prise de conscience est une reconstruction et donc une construction originale qui se superpose aux constructions dues à l'action. En tant que telle, elle est nécessairement en retard sur l'activité proprement dite.

En d'autres termes, pendant les premières années, en superposition au besoin d'affection réciproque, la contrainte même légère des adultes engendre une cristallisation de sentiments de devoir dont la prise de conscience, ou la verbalisation, se concrétise dans ce que Piaget appelle le «réalisme moral». Cette formation discursive constitue pendant une très longue période la conscience morale de l'enfant, du moins, jusqu'à ce que, grâce à une reconstruction ultérieure, le retard soit comblé entre la pratique désormais coopérative et la conscience théorique encore tout imprégnée de réalisme moral. Dans l'évolution psychogénétique, mais aussi dans l'évolution en général du discours normatif, on observe donc deux phases. Dans la première, on assiste à une appropriation purement verbale des normes qui viennent à l'enfant de l'extérieur. On reconnaît ici le discours autoritaire dont parle Bachtin, et dont le respect tel que le conçoit Bovet constitue la structure sous-jacente. Dans la seconde phase, il y a reconstruction discursive des principes déjà effectifs dans l'action, ce qui conduit à récupérer la réciprocité sympathique originaire. C'est le discours intérieurement persuasif de Bachtin, dont le respect que Piaget qualifie de «réciproque» (par opposition au respect de Bovet, qu'il rebaptise d'«unilatéral») constitue la structure sous-jacente.

De cette prise de conscience mise en évidence par Piaget, je voudrais souligner deux conséquences pour la perspective sémio-éthique qui est la mienne ici. Tout d'abord elle montre que dans les transformations du respect, le discours joue un rôle constructif qu'on ne saurait négliger. Ensuite, elle nous fait voir que les transformations normatives induites par le passage d'un type de respect à l'autre sont de nature plus complexe que ce qu'on croit habituellement. On sait que H. von Wright (1963) s'est engagé dans la direction d'une logique du changement normatif. Pour celui-ci, une transformation normative, ou «événement», est la transition d'un état de chose (décrit par une proposition p) dans un état de chose ultérieur (décrit par une proposition q), et cela à la suite d'une transformation T provoquée par l'énonciation d'une norme. La formule de base de cette logique de l'événement est ainsi la suivante:

pTq

Or, ce que Piaget montre, c'est qu'il y a des transformations normatives qui ne se produisent pas dans un temps homogène, mais dans des temps hétérogènes et liés entre eux par un ordre de succession et de reconstruction. Si on veut prendre en compte cette hétérogénéité temporelle, alors la formule de von Wright devrait être modifiée comme suit:

T

pTq ----> pTq

t1--------->t2

Cette formule indique que, en dehors des transformations induites par chaque norme dans un temps homogène, il y a aussi des transformations qui consistent dans le passage d'une norme d'un temps à un autre, à l'intérieur desquels cette même norme acquiert ses différentes significations.

Ces transformations, pour ainsi dire "spéciales", sont probablement à l'origine des conflits normatifs qui détruisent la continuité sociale dont parle Bovet, et que von Wright lui-même a en partie analysés en termes de validité des normes, ou de conflits de volonté, ou encore d'usurpation révolutionnaire de pouvoir normatif. A propos du rapport parents-enfants, von Wright a notamment remarqué que les adultes jouissent

«d'une supériorité naturelle de force vis-à-vis des enfants. C'est pour cette raison qu'ils peuvent donner des ordres aux enfants. Quand les enfants grandissent et deviennent majeurs, cette supériorité vient à s'épuiser tout naturellement. Avec l'épuisement de la supériorité de force, les ordres cessent. Dans les relations entre les adultes et leurs enfants, les mises en gardes et les conseils prennent la place des ordres et des prohibitions» (von Wright, 1963, p. 181).

Comme on le voit, von Wright impute ici au simple rapport de force naturel ce que Bovet et surtout Piaget analysent beaucoup plus finement en termes de transformations du respect. Analyse qui s'appuie sur la considération que, s'il n'y avait pas d'abord, dans la psychogenèse, ce sentiment d'amour et de crainte représenté par le respect, alors on comprendrait mal que viennent ensuite l'écoute bienveillante des mises en garde et des conseils prodigués par les adultes, plutôt que la révolte.

En conclusion, le respect en tant que "contrainte spontanément acceptée" de Bovet nous fait voir combien sont pauvres, en dépit de leur prétendu réalisme, les descriptions du discours normatif comme rapports de force. D'autre part, le respect "évolutif" de Piaget nous montre combien la raison discursive est enracinée dans le sentiment, sans pour autant lui être soumise. Elle implique le dépassement du discours autoritaire originaire ainsi qu'une rupture du temps normatif. La norme apparaît ainsi comme un objet de discours dont le temps est marquée par les transformations sous-jacentes de la structure affective du respect.

4. Idiolectes

A partir des analyses que Bovet et Piaget ont données du respect, nous avons pu montrer que les catégories de Bachtin du discours autoritaire et du discours intérieurement persuasif sont génétiquement liées. Ce lien concerne d'ailleurs l'ontogenèse aussi bien que la sociogenèse, comme le suggère Piaget. D'autre part, un regard critique sur la logique du changement de von Wright nous confirme qu'à l'origine d'un ordre discursif nouveau, se trouve toujours un «événement», c'est-à-dire une énonciation qui opère une transformation dans une situation. Contrairement à ce que Bovet pensait, le discours joue un rôle actif dans les transformations du respect. Il reste alors à examiner les mécanismes discursifs, et plus généralement sémiotiques, qui sont à l'¦uvre dans l'«événement». Parmi ces mécanismes figure sans doute la métaphore. J'ai tenté de montrer ailleurs qu'on pouvait voir dans la métaphore la marque linguistique d'un dialogue qui engendre un nouveau référent (Aqueci, 1995; 1996). Un autre mécanisme est ce qu'on pourrais appeler la communication idiolectale. Pour en donner une illustration, j'utiliserai l'analyse subtile et intelligente que G. Scibilia (1996) a faite d'une séquence du film 8 1/2 de Federico Fellini. Il s'agit de la séquence où le protagoniste, Guido, que le metteur en scène nous montre enfant, prend un bain. Cette scène comporte le jeu linguistique dell'ASA NISI MASA; c'est lui qui nous intéresse ici.

En remontant au scénario original, Scibilia peut établir que Fellini utilise ici le jeu linguistique enfantin (mais aussi argotique) dit «langue serpentine» (en français, le «javanais»). Le principe en est que les mots sont segmentés en syllabes et que, entre chaque syllabe, on intercale la consonne s suivie de la voyelle de la syllabe précédente. Dans le cas de ASA NISI MASA, le mot caché est A(SA)NI(SI)MA(SA), c'est-à-dire ANIMA (en français «âme»). Le fait d'énoncer ce mot ainsi devrait (c'est du moins ce qu'affirme la fillette qui dort avec d'autres enfants dans la même pièce que Guido) faire bouger les yeux d'un portrait de femme accroché au mur. Il s'agit donc d'un usage typiquement magique du mot, qui devrait permettre d'évoquer linguistiquement la chose qui manque au tableau, à savoir la vie. Mais, souligne Scibilia, c'est aussi un acte de parole au moyen duquel le sujet s'inscrit profondément dans la langue, justement parce que son énonciation est idiomatique.

Scibilia suggère que, soit dans la poétique de 8 1/2, soit plus généralement dans la poétique du cinéma de Fellini, cet épisode indique que «la règle pour animer les images qui viennent du passé, des songes, des rêveries que Guido voudrait réaliser, c'est une parataxe, d'autant plus subjective et idiolectale qu'elle est neutre, généralisable, quasi mécanique: un jeu pur de juxtaposition» (Scibilia, 1996, p. 461). Ce jeu de juxtaposition, à l'¦uvre dans l'exemple du javanais, peut alors être assumé comme modalité propre de toute communication publique d'une expérience absolument privée: plus l'expérience est idiomatique et singulière, plus elle est généralisable.

«Ce désordre c'est moi», dit Guido à la fin de 8 1/2. Le sens de cette énonciation, suggère Scibilia (1996, p. 462), est qu'on ne peut contrôler discursivement la confusion intérieure des images que si l'on accepte la règle de la communication idiolectale de l'ASA NISI MASA. Une règle que Fellini, dans un autre film, I Clowns, nous montre pour ainsi dire sous son aspect moteur, avec la séquence de la piste circulaire du cirque: agglomération par force centrifuge d'éléments hétérogènes.

Comme nous l'indique cette analyse, la juxtaposition d'éléments hétérogènes est donc ce qui rend possible la communication de contenus de pensée absolument individuels. Or, les actes de communication idiolectale sont loin d'être un phénomène marginal dans l'univers sémiotique. Au contraire, comme des spores, ils prolifèrent continuellement dans la vie sociale et dans l'histoire. Il est vrai que seuls certains d'entre eux trouvent l'environnement qui convient à leur développement. C'est alors que ces «brusques révolutions», que craint Bovet, se produisent, provoquant un renouveau des systèmes sociaux et culturels. On a parfois tendance à qualifier ces actes de communication idiolectale d'«égocentriques» ou de «schizoïdes». Mais cette attitude empêche de saisir leur logique propre. Or celle-ci ne saurait être réduite à un résidu ou à un écart plus ou moins pathologique par rapport à la logique "majeure" de la pensée établie. L'une de ses caractéristiques est sûrement de ne pas être de nature argumentative. Car la communication idiolectale ne vise pas à la cohésion, mais à dire d'une façon ou d'une autre quelque chose qui jusque là n'avait jamais été dit. Il en va ainsi du Christ qui parle du temple pour parler de son corps (Evangile de Jean, 2, 13-23), exemple paradigmatique d'un usage discursif non cohésif mais idiolectal, au sens ci-dessus. À ce propos, il a été fort justement noté que le symbole est syncrétique et que, partant, il reste proche de l'amalgame et donc de la juxtaposition (Grize, 1996, p. 25). Toutefois, comme nous venons de le voir, la juxtaposition, avec son caractère mécanique, semble être un moyen privilégié de communiquer des contenus de pensée absolument privés.

En conclusion, comme on vient de le montrer, la communication idiolectale n'est pas de nature argumentative. Cela a une conséquence à laquelle je ne peux faire ici qu'une simple allusion. Comme la logique naturelle le met en évidence, l'argumentation produit des schématisations. Or, si on accepte l'analyse que Benveniste (1966: 391-400) fait des termes de schème et de rythme, on pourrait dire que dans la communication idiolectale on n'a pas des schèmes, c'est-à-dire des formes discursives figées, réalisées, posées pour ainsi dire comme des objets, mais on a plutôt des rythmes, c'est-à-dire des formes considérées au moment où elles sont encore mouvantes, fluides, pas encore cristallisées en objets. L'argumentation procède par schématisations, la communication idiolectale par rythmes.


Références bibliographiques

Aqueci, F. (1995). Argumentation et dialogue: le problème de la compréhension dans les échanges socio-discursifs. L'Année Sociologique, 45, no. 1, 13-34.

Aqueci, F. (1996). Un'apertura dialogica della teoria enunciativa di A. Culioli. In: D. Gambarara, S. Gensini, A. Pennisi (eds), Language philosophies and the language sciences. A historical perspective in honour of Lia Formigari. Münster: Nodus Publikationen, 329-336.

Bachtin, M. (1934-35). Slovo v romana (Le discours dans le roman). In: M. Bachtin, Voprosy literatury i éstetiki (Questions de littérature et d'esthétique), Moscou, 1975. Trad. française: Esthétique et théorie du roman, Paris: Gallimard, 1978, 72-233 (on cite depuis la traduction italienne, Torino: Einaudi, 1979, 67-230).

Benveniste, E. (1966). Problèmes de linguistique générale, Paris: Gallimard (on cite depuis la traduction italienne, Milano: Il Saggiatore, 1971).

Bovet, P. (1913). «Le respect», conférence prononcée le 13 février 1913 à Neuchâtel, publiée dans la Revue de théologie et de philosophie, no. 24 (août-octobre 1917), et ensuite in: P. Bovet, Le sentiment religieux et la psychologie de l'enfant, Neuchâtel-Paris: Delachaux & Niestlé, 2ème édition, 1951, 152-169.

Grize, J.-B. (1996). Logique naturelle et communications. Paris: Presses Universitaires de France.

Kant, I. (1798). Anthropologie in pragmatischer Hinsicht. Tr. it. Vidari-Guerra, Bari: Laterza, 1985.

Piaget, J. (1932). Le jugement moral chez l'enfant. Neuchâtel-Paris: Delachaux & Niestlé, 5ème édition, 1978 (on cite depuis la traduction italienne, Firenze: Giunti-Barbèra, 1972).

Scibilia, G. (1996). L'infanzia e il cinema di Federico Fellini. In: E. Becchi, D. Julia (a cura di), Storia dell'infanzia. 2. Dal Settecento a oggi. Bari: Laterza, 453-473.

Wright, H. von (1963). Norm and Action. A Logical Enquiry. London and Henley: Routledge & Kegan Paul (on cite depuis la traduction italienne, Bologna: Il Mulino, 1989).



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